Le vieil homme et les Cris

Le vieux guérisseur tłı̨chǫ s’éloigna de l’île et du campement en canot. Dans son canot, il naviguait sur les eaux calmes et pouvait entendre derrière lui les garçons crier et les chiens aboyer.

Les bruits du campement s’atténuèrent de plus en plus. Bientôt, il ne les entendit plus du tout. Le vieux guérisseur aimait cette période de l’année. C’était la saison du poisson sec, la saison du long soleil et la saison pour fabriquer de nouvelles choses… des filets de saule et des canots d’écorce de bouleau.

Le vieil homme voulait fabriquer des manches de hache et des pagaies, et il avait besoin de bois. Il avait également besoin d’écorce de bouleau et il savait où en trouver de la bonne. Il la trouverait sur une petite île, un endroit qu’il avait souvent visité. Lorsqu’il arriva sur l’île, il pagaya jusqu’à un endroit où les arbres étaient suspendus au-dessus de l’eau. Il poussa son canot derrière les branches pour que personne ne puisse l’apercevoir depuis le lac. Il sortit sa hache du canot et se dirigea vers la forêt sans faire de bruit.

Peinture à l’aquarelle de l’histoire Le vieil homme et les Cris, de Lacynda Migwi.
Illustration : Lacynda Migwi.

Il arriva rapidement à un bosquet de bouleaux. Il resta un moment silencieux à étudier les arbres. Puis il en choisit un et se mit au travail. Avec sa hache, il coupa habilement l’écorce et dépouilla soigneusement l’arbre. Il travaillait sans relâche, sans bruit, en chantonnant une vieille chanson dans sa tête. Il travailla sans arrêt jusqu’à ce qu’il ait une grande pile d’écorce blanche à ses côtés. Puis il la transporta jusqu’au canot. L’écorce de bouleau était légère, mais il en avait coupé tellement qu’il dut faire deux voyages. Lorsque le canot fut bien rempli, le guérisseur monta à bord et poussa prudemment le canot au-delà des branches.

L’eau était immobile, comme un miroir. Il pagaya doucement, si doucement que l’eau ondulait à peine. Les muscles du vieil homme étaient un peu endoloris après ces efforts. Pourtant, ses coups de pagaie précis le ramenèrent rapidement vers le campement. Un dernier tournant et il arriverait au campement, mais il ne le voyait toujours pas. Soudain, le guérisseur sentit que quelque chose était très, très bizarre. Il n’avait jamais vu le lac aussi calme. Il était trop calme. Aucun bruit ne venait du campement. Aucun chien n’aboyait. Aucun garçon ne criait. On n’entendait même pas le glapissement d’une mouette. Le guérisseur arrêta de pagayer et laissa dériver son canot dans le tournant. Son dos se figea sous l’effet de la peur et de ce qu’il vit.

Deux énormes canots s’éloignaient du campement. Chaque canot comptait environ 30 hommes, des Cris. L’un d’entre eux tenait un bâton, et sur ce bâton, il y avait la longue chevelure d’une femme. Un scalp!

Il entendit un hurlement. Les Cris l’avaient repéré. Certains d’entre eux levaient des bâtons de tonnerre. Puis l’homme hurla à nouveau. Il se leva dans le canot, leva sa pagaie bien haut et l’abattit sur l’eau. Les autres Cris se mirent à rire.

Le guérisseur frémit de terreur. Ces Cris voulaient le tuer sans utiliser les bâtons de tonnerre. Ils le tueraient à coups de pagaie et prendraient son scalp. Le vieil homme enfonça sa pagaie dans l’eau pour faire demi-tour.

Il vit les Cris faire de même. Trente Cris pagayaient dans chaque canot. Soixante hommes contre un seul vieillard! Le guérisseur pagayait avec acharnement et ses muscles lui faisaient mal. Il s’imagina le campement, les tipis en peau de caribou et les étagères de poisson sec. Il s’imagina les hommes en train de fabriquer des canots et les femmes porter de l’eau avec des bébés sur le dos. Il s’imagina les enfants en train de jouer et sa femme à l’intérieur du tipi en train de gratter la peau de l’orignal qu’il avait tué il y a deux soleils. Il s’imagina son petit-fils dormir dans le berceau.

Puis il s’imagina le grondement des bâtons de tonnerre et les hurlements de son peuple qui tombait. Il s’imagina les couteaux ensanglantés.

Les Cris se mirent à rire derrière lui. Les énormes canots se rapprochaient. La colère s’empara du cœur du guérisseur. Il bouillait de rage contre les Cris qui avaient massacré son peuple. Cette rage s’empara de son esprit et le remplit d’une grande puissance. Cette colère gonfla ses muscles et fit avancer son canot.

Le canot se déplaçait comme l’éclair. Derrière, les canots des Cris semblaient immobiles. Toutefois, il ne suffisait pas de s’enfuir. Le guérisseur devait en faire davantage. Dans son esprit, sa colère se transforma en ruse. Le guérisseur utilisa ses pouvoirs pour tromper les Cris. Il allait les piéger.

Le canot de l’homme tłı̨chǫ ralentit. Les Cris pagayaient aussi fort qu’ils le pouvaient, et se rapprochaient de plus en plus. Lorsqu’ils furent assez près pour croire qu’ils avaient rattrapé le vieil homme, celui-ci repartit de plus belle. Le guérisseur ne souhaitait pas disparaître complètement, car il voulait que les Cris le voient et qu’ils n’abandonnent pas la poursuite.

Il continuait à les leurrer. Il les menait de plus en plus loin sur le lac. Parfois, il zigzaguait entre des îles et disparaissait pour réapparaître tout bonnement à un autre endroit. Cette tactique rendait les Cris de plus en plus furieux. Ils étaient bien résolus à l’attraper.

L’homme tłı̨chǫ conduisit les Cris entre deux longues îles jusqu’à une baie. Il traversa la baie, puis s’arrêta au-dessus d’eaux peu profondes à l’embouchure d’une rivière. Les Cris le virent prendre son canot, faire un portage rapide, puis disparaître dans le tournant de la rivière. Les Cris portagèrent leurs canots si vite que lorsqu’ils atteignirent l’eau, la moitié des hommes trébuchèrent et tombèrent dans la rivière.

Ils le poursuivirent jusqu’à un petit lac où le vieil homme les attendait. L’homme tłı̨chǫ traversa alors le lac en canot et disparut derrière des îles et retourna à la rivière. Les Cris pagayaient de plus en plus fort, prenant chaque virage avec ardeur avec une seule idée en tête : l’homme qu’ils voulaient tuer.

L’homme tłı̨chǫ se dirigea vers des rapides, faciles à franchir pour son petit canot, mais difficiles pour les énormes canots des Cris qui frappaient des roches et s’immobilisaient parfois complètement sur la rivière. Le vieux guérisseur pagayait toujours nonchalamment de l’autre côté des rapides. Les Cris continuèrent à avancer, de plus en plus vite, de plus en plus vite.

Ils poursuivirent le vieux tłı̨chǫ sur un long portage. Ils envoyèrent même des éclaireurs devant eux pour l’attraper, mais le vieil homme se trouvait déjà sur l’eau et s’éloignait tranquillement en pagayant. Lorsqu’ils l’aperçurent à nouveau, il disparut derrière une grande île au milieu de la rivière. Les Cris se lancèrent à sa poursuite et, en contournant l’île, ils virent l’homme dans son canot, immobile.

Le vieil homme était épuisé, exténué. Les Cris continuèrent leur poursuite. Ils se rapprochaient de plus en plus. Les Cris n’étaient qu’à une longueur de pagaie du vieil homme. Le Cri devant le canot leva sa pagaie, prêt à le frapper. Le Cri s’élança!

Le guérisseur fit bouger son canot comme l’éclair et se glissa dans une petite crique. Les canots des Cris passèrent en flèche, incapables de s’arrêter. Les hurlements retentirent lorsque les deux énormes canots franchirent les premières chutes cachées. À ce moment, les Cris aperçurent la gorge profonde qui se dessinait devant eux.

Le premier canot se brisa en morceaux, projetant les hommes dans les torrents déchaînés. Le second canot franchit les chutes, se retourna dans les airs et projeta les Cris dans l’écume, 50 pieds plus bas. Un léger sourire se dessina sur le visage du vieux guérisseur alors qu’il gravit la berge au-dessus des chutes.

Il aperçut deux hommes cris qui s’accrochaient désespérément à un rocher au-dessus de la grande chute. Puis leurs doigts glissèrent et ils tombèrent dans le vide. Leurs cris firent frissonner le vieil homme. Il regarda dans la profonde gorge; il n’y avait aucun signe des Cris ou des canots, seulement les mugissements sans fin de l’eau. Le guérisseur retourna en canot jusqu’au lac que nous appelons aujourd’hui le lac La Martre. L’île où le camp fut détruit est connue sous le nom de Dokw'oo Di, ou « l’île aux squelettes ».

On raconte que les Cris vivent encore aujourd’hui dans les grottes situées sous les chutes La Martre.